MAX WEBER ET LES CHARISMES SPÉCIFIQUES -

LA MONDIALISATION D’UN CHRISTIANISME DE CONVERSION : UN CHARISME D’ÉVANGÉLISATION ?

 - Une étude de cas : Les Témoins de Jéhovah.

Par Philippe Barbey, Focus sociologique, 8 avril 2008

Soutenance de thèse de Doctorat de sociologie par Philippe BARBEY, Directeur de Thèse Michel Maffesoli, mardi 8 avril 2008, Amphi  Émile Durkheim, Sorbonne. Université Paris 5 Descartes - Sorbonne - École doctorale 180 : « Sciences humaines et sociales : cultures, individus, sociétés. » E.A. 1511 CEAQ - Centre d'études sur l'Actuel et le Quotidien.

 

Dans son premier volume d’Économie et société/1 intitulé Les catégories de la sociologie, Max WEBER (1864-1920) définit le charisme comme la ‘qualité extraordinaire d’un personnage qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple’, comme une ‘vocation, une mission ou une tâche intérieure, une transformation de l’intérieur’.[1]

 

Le sociologue précise la nature du charisme dans son volume 2 en expliquant que ‘le charisme peut adhérer purement et simplement à une personne’, (on peut parler dans ce cas de charisme inné ou charisme pur) ou bien ‘être produit artificiellement dans une personne qui le possède en germe, mais le développe par quelque moyen extraordinaire’ (un charisme acquis). Ce dernier charisme doit être « éveillé » - « au moyen de l’ascèse par exemple. » [2]

 

Max WEBER, charismes spécifiques, charisme de la parole

Dans le paragraphe 6 intitulé Savoir sacré, prédication, cure d’âmes du chapitre V, sociologie de la religion d’Économie et société/2, Max Weber mentionne parmi les charismes spécifiques, ce qu’il appelle le ‘charisme de la parole’.[3] Clairement, le sociologue associe ce type de charisme spécifique à la prédicationLa parole est ici le message prêché, véhiculé par le porteur de charisme à des personnes qui peuvent en venir à se convertir à cette parole par un processus de conversion ou métanoïa.

 

Il est à noter que le mot grec pour évangile signifie bonne parolebon message ou bonne nouvelle. Le charisme wébérien de la parole est donc un ‘charisme de conversion’ ou encore un charisme d’évangélisation.

 

Cette recherche sociologique a voulu délimiter ce charisme spécifique, dans une perspective historique (sur la période comprise entre 1870 à nos jours) et dans le cadre d’une sociologie du quotidien d’inspiration phénoménologique ou compréhensive.

 

Dans Économie et société/2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, au chapitre V, Les types de la communalisation religieuse (sociologie de la religion), Max WEBER explique le rôle du sociologue qui veut étudier « la religion » (sic) :

 

« Notre tâche est d’étudier les conditions et les effets d’une espèce particulière de façon d’agir en communauté. Le processus extérieur du comportement religieux revêt des formes extrêmement diverses dont la compréhension ne peut être atteinte qu’à partir d’expériences subjectives, de représentations, des fins poursuivies par les individus – c’est-à-dire à partir de la « signification » de ce comportement. Les formes les plus élémentaires du comportement motivé par des facteurs religieux ou magiques sont orientées vers le monde d’ici-bas. Les actes prescrits par la religion ou la magie doivent être accomplis « afin d’avoir […] bonheur et longue vie sur la terre » [Deut.,IV, 40] (…). » [4]

 

Cette sociologie a été appliquée à un groupe chrétien connu pour son activisme évangélique au niveau mondial : les Témoins de Jéhovah. En effet, ce groupe protestant met en lumière les deux charismes définis par Max Weber : d’une part, le charisme pur porté par son prophète fondateur, le pasteur Charles Russell (1852-1916), d’autre part le charisme « éveillé » de ses suiveurs, charisme de la parole ‘perfectionné par la volonté du croyant’.[5]

 

Charles Russell, charisme du prophète et charisme de conversion

Si nous résumons le portrait du prophète protestant wébérien, il s’agit d’un personnage 1) s’adonnant à l’itinérance pour prêcher son message, 2) c’est à dire la proclamation, par toutes sortes de moyens, d’une vérité de salut reprenant la révélation divine, 3) le faisant gratuitement, subvenant lui-même à ses propres besoins.

 

4) C’est un laïc autoaccrédité qui se veut exemplaire aux yeux de ses disciples. Ceux-ci forment progressivement 5) une communauté qui vient à partager l’autorité charismatique du prophète et qui s’astreint volontairement à une ascèse. Cette communauté curiale prophétique fait fructifier collectivement un bien de salut et est soutenue pour ce faire par les offrandes des fidèles.

 

Enfin, 6) la dénomination ainsi obtenue inscrit sa pensée religieuse dans un système clos décrit par son prophète charismatique.[6]

 

Comme l’explique Régis Dericquebourg dans Naissance d’un prophétisme en société industrielle, Rationalité de marché et économie du charisme, A propos de Charles Taze Russell, Charles Russell n’a aucun doute à propos de sa vocation prophétique missionnaire. Le pasteur veut clairement regrouper des adeptes et structurer un mouvement religieux autour de son enseignement. Il fait montre d’un activisme acharné. Il fonde lui-même son mouvement en employant tous les moyens de la société industrielle avec laquelle il est d’ailleurs très familiarisé.[7]

 

Et Régis Dericquebourg relève à juste titre, quand on se rappelle que Charles Russell était presbytérien-congrégationaliste (sic): « On peut se demander si la démarche russellienne n’est pas imprégnée du principe protestant selon lequel l’élection se mérite par un travail dans le monde, le prophète se confirmant dans la réussite de son œuvre de propagation. »[8]

 

Régis Dericquebourg ajoute ensuite à propos de l’action de Charles Taze Russell (sic): « (…) Loin d’adopter une attitude introvertie, il a fait, du monde, son champ d’action. Il a exigé de ses adeptes essentiellement une prédication, ce qui est caractéristique des religions prophétiques. »[9] Et enfin : « (…) Avec Russell, nous voyons évoluer un prophète qui gère son charisme. (…) Il gère lui-même son prophétisme, aussi bien que le développement de son mouvement religieux. »[10]

 

Progressivement, Charles Russell et son groupe avaient affirmé un corpus théologique original qu’ils continuaient d’étoffer. A partir du texte grec, ils avaient conclu que la « venue » du Christ était en fait une « parousia »(présence), une présence invisible. Ils avaient analysé la chronologie biblique relative à cette présence[11] et en étaient venus à affirmer, dans le milieu des années 1870, que 1914 serait la date qui marquerait le début de ‘la moisson’, une période transitoire menant à ‘l’âge millénaire’, période durant laquelle devait se réaliser tout ce que le pasteur avait prédit, y compris le chaos mondial.

 

C’est pour cette raison que Charles Russell et son groupe pensaient qu’il fallait accomplir une grande œuvre de prédication.[12] Comme ils croyaient que cette activité d’évangélisation devait se terminer en 1914, ils s’y sont lancés totalement. Max Weber avait pointé ce phénomène (sic) : « La prédication déploie son pouvoir le plus fort aux époques d’excitation prophétique. » [13] 

 

C’est ainsi qu’à la fin des années 1890, de grands congrès sont organisés en divers endroits. Les discours bibliques du pasteur font l’objet de campagnes d’annonce. Cependant, il préfère davantage aller à la rencontre des gens plutôt que de s’adresser à de grands auditoires. C’est pour cette raison que, peu après avoir lancé La Tour de Garde en 1879, il entreprend de nombreux voyages pour rencontrer de petits groupes de lecteurs pour discuter de la Bible avec eux.

 

Au cours de la décennie suivante, Charles Russell prépare un éventail de tracts permettant de diffuser facilement les doctrines reflétant sa compréhension de la Bible. Il écrit aussi plusieurs tomes de L’Aurore du Millénium (ouvrage appelé plus tard Études des Écritures). Il entreprend ensuite des voyages d’évangélisation à l’étranger. En 1891, il se rend au Canada, puis en Europe, enfin au Proche-Orient. En 1913, il repart en voyage de mission au Panama, à Cuba et en Jamaïque.

 

A l’aube de la Grande guerre, Charles Russell a effectué des voyages de mission dans des centaines de villes aux États-Unis, au Canada, en Europe, au Panama, à la Jamaïque, à Cuba, ainsi que dans de grandes villes d’Orient. Des milliers de journaux d’Amérique, d’Europe, d’Afrique du Sud et d’Australie publient régulièrement ses sermons. Les Étudiants de la Bible ont distribué des millions de livres, des centaines de millions de tracts et d’autres ouvrages en 35 langues. En 1914, le groupe des évangélisateurs jéhovéens compte environ 5.100 personnes dans 68 pays regroupées pour beaucoup d’entre elles en ecclésias locales ou congrégations.

 

Ainsi, Charles Russell présente toutes les caractéristiques du charisme plénier qualifié d’authentique du prophète, charisme qui fait de lui un virtuose absolu. Il lègue à ses suiveurs un charisme spécifique, le charisme de la parole qui est l’un des aspects du nouvel ordre du monde qu’il propose et qui ne concerne qu’un domaine particulier dans lequel ses porteurs deviendront à leur tour des virtuoses.

 

Charles Russell et la transmission du charisme prophétique

Comme protestant, Charles Russell admet que tout chrétien faisant partie du corps du Christ et qui attend de le rejoindre au ciel porte la responsabilité de la Parole. Il explique clairement que le serviteur prophétisé par Jésus-Christ, serviteur auquel il remettrait la responsabilité de faire prospérer tout son avoir terrestre, ce serviteur serait une personne morale, un collectif, et non pas une personne physique.[14] Il désirait s’effacer au profit de son œuvre prophétique, et ses suiveurs continuèrent sa mission charismatique.[15]

 

Pour Joseph Rutherford (1869-1942), un baptiste, Charles Russell, qu’il admirait beaucoup, n’était que le premier président de la Société Watch Tower. Il ne pouvait être, comme lui-même en tant que second président, qu’un instrument destiné à conserver l’organisation jéhovéenne tout entière dans la position de serviteur collectif de Dieu.

 

De son point de vue, il importait seulement que le président équipe ce serviteur fidèle collectif incarné par la Société Watch Tower comme personne morale, pour effectuer l’œuvre que Dieu lui confie : la prédication du Royaume de Dieu dans le monde entier.

 

Aussi, Joseph Rutherford fait tout, non sans difficultés internes, pour désenclaver le groupe dont il est désormais le représentant après la mort du pasteur Russell en 1916 et s’attelle à détruire, dans une sorte de dérussellisation, un culte de la personnalité naissant autour du chef charismatique. Mais, ce faisant, il déplace le charisme prophétique d’une personne physique vers une personne morale en investissant la Société biblique Watch Tower de Pennsylvanie fondée par Charles Russell lui-même, d’une autorité quasi divine. Puis, dans l’entre deux guerres, il organise son groupe en bureaucratie très centralisée.

 

Nathan Knorr (1905-1977), un réformé, troisième président de la Watch Tower, lance une campagne mondiale de prédication après la Seconde Guerre mondiale et fonde Guiléad, une école de formation de missionnaires. Enfin, Frédéric Franz (1893-1992), un presbytérien, élu comme quatrième président à la tête de la Société biblique Tour de Garde, réorganise complètement le mouvement dans les années 1980 pour en faire une ‘secte protestante’ selon le sens wébérien de ce terme.

 

Il semble que le charisme du prophète fondateur ait bien été reconnu à ces présidents de la Société biblique La Tour de Garde et aujourd’hui à un groupe dirigeant, une sorte de curie, désigné sous l’expression de collège central. Ces virtuoses deviennent une figure emblématique dans l’utilisation de la tradition russellienne et tendent à innover dans ce cadre en transmettant la tradition du prophète sous la forme du charisme spécifique de la parole.

 

Les rédacteurs du bimensuel La Tour de Garde le disent eux-mêmes (sic) :« En observant tous ces chrétiens bienveillants, qui rendent service, sur qui on peut compter, le nouveau disciple apprendra par l’exemple ce que signifie obéir au commandement du Christ d’aimer Dieu et son prochain, et en particulier les autres chrétiens (…). Ainsi, chaque membre de la congrégation chrétienne peut (et devrait) être un enseignant et un guide. »[16] On relève la dernière phrase de cette déclaration : chaque membre de la congrégation doit devenir un guide.

 

Pour ce faire, le charisme de la parole est ‘éveillé’ chez chaque proclamateur (membre militant) sous la forme d’un charisme d’évangélisation qui devient une virtuosité dans le domaine du quotidien.[17] Cet éveil se fait au sein de la congrégation locale.

 

Les Témoins de Jéhovah, virtuoses du charisme de conversion

La mondialisation de la foi jéhovéenne a accru la taille de l’appareil bureaucratique du mouvement. La communauté locale (congrégation) cherche donc d’une part, à contrebalancer cette lourde structure administrative et d’autre part à agir comme une tribu au sein de laquelle le charisme d’évangélisation, qui est plus qu’un simple prosélytisme, est éveillé.

 

Dans « Le temps des tribus », Michel Maffesoli aborde la question du modèle religieux dans son chapitre intitulé Le tribalisme.[18] Le sociologue rappelle tout d’abord que Max Weber appréhende la question de l’éthique du protestantisme sous l’angle de l’attraction sociale.

 

Dans l’analyse maffesolienne, les images religieuses sont un moyen de saisir les formes d’agrégation sociale. La religion (religare), la re-liance est une manière pertinente de comprendre le lien social. Si la métaphore religieuse peut permettre une lecture des plus complètes au cœur même d’une structure donnée, qu’elle soit familiale, amicale, politique, sportive, culturelle, etc. à combien plus forte raison peut-elle mettre en pleine lumière un phénomène d’ordre… religieux. 

 

Michel Maffesoli fait références plusieurs fois aux petites sectes du début du christianisme qui ont été la base de la structuration sociale qui a suivi. Pour Renan, ce sont ces petits groupes qui ont été la base d’une structuration sociale qui deviendra le christianisme. Pourquoi ? Parce que, à l’intérieur de ces petits groupes, « la proximité de ses membres crée des liens profonds, ce qui entraîne une véritable synergie des convictions de chacun. » [19] C’est dans les petits groupes religieux qui se vivent comme totalité que se jouent à la fois la banalité du quotidien et l’utopie, la fermeture sur la « famille » et l’ouverture sur l’infini. Le petit groupe participe au réenchantement du monde.

 

Ainsi, chaque membre actif des congrégations locales des Témoins de Jéhovah se considère comme un missionnaire, un prédicateur de l’Évangile accrédité directement par Dieu pour prêcher où que ce soit. Ils croient être guidés par Dieu et par ses anges dans leur activité de conversion et s’encouragent mutuellement dans cette activité.

 

Au sein de la congrégation-tribu, les prédicateurs sont bien formés à la communication biblique. Ils peuvent s’inscrire à un cours de formation très structuré tenu chaque semaine dans leur salle du Royaume, sous la forme d’exposés, d’exercices et de démonstrations cherchant à améliorer sans cesse leur utilisation de la Bible et des manuels bibliques jéhovéens.

 

Michel Malherbe relève que (sic) « ce qui est frappant dans les prédications des témoins de Jéhovah, c’est leur constante référence à la Bible pour justifier et expliquer chacune de leurs croyances. Cela représente un effort d’érudition et de mémoire colossal demandé à chaque témoin et cela contribue à impressionner les gens démarchés par les proclamateurs. Cette profusion de références bibliques est un élément essentiel de l’arsenal déployé pour convaincre l’interlocuteur, rapidement submergé par la constatation de son ignorance. »[20]

 

Une personne qui accepte une étude biblique à domicile de la part d’un proclamateur jéhovéen se voit proposer une heure de cours gratuit d’enseignement de la Bible par semaine sur la base d’un ouvrage de la société biblique Tour de Garde.[21]  On lui offre une Bible, la Traduction du Monde Nouveau[22]. Dans le cadre de ce cours progressif, elle peut vouloir devenir Témoin de Jéhovah ou pas. A ce stade, pour les Témoins de Jéhovah, c’est un étudiant de la Bible.

 

Si l’étudiant continue sa progression, il en viendra peut-être à vouloir lui-aussi devenir Témoin de Jéhovah. Il assiste alors aux réunions de la congrégation auxquelles on l’invite rapidement ; il peut s’inscrire à la formation à l’évangélisation domiciliaire, se faire baptiser et devenir à son tour un porteur du charisme de la parole. Ce processus de changement d’état d’esprit ou métanoïa peut demander beaucoup de temps, une année voire davantage, les Témoins de Jéhovah demandant parallèlement un niveau de moralité relevant du domaine de l’ascèse.

 

Ainsi, le charisme de la parole exprime bien une vertu morale, une disposition naturelle ou une technique acquise pratiquée avec un succès reconnu ou encore une virtuosité acquise dont les porteurs deviennent une figure emblématique.[23]

 

Et en effet, le charisme d’évangélisation des Témoins de Jéhovah est reconnu, bon gré, mal gré, par les acteurs sociaux.  Le monde catholique, parfois dans ses plus hautes instances, loue le courage des prédicateurs jéhovéens et imite même leurs méthodes d’évangélisation. De fait, les Témoins de Jéhovah ont fait de leur activité évangélique un véritable label.

 

Parmi de nombreux témoignages, celui de Philippe Barbarin, cardinal archevêque de Lyon, est intéressant. Le cardinal Barabarin a fait distribuer des milliers de Bibles de poche éditées à l'occasion des fêtes du 8 décembre qui célèbrent la Vierge dorée, marraine de la ville. Les paroissiens étaient invités à les distribuer dans leur entourage et sur leur lieu de travail. L'initiative a fait grincer des dents : (sic) « Le père Max Bobichon, vieille figure de la pastorale locale, n'a pas aimé (…): « On ne peut pas distribuer le Nouveau Testament comme un journal, à la façon des Témoins de Jéhovah. » N'empêche. L'évêché a fait un triomphe. 500 000 bibles écoulées. Vous avez dit prosélytisme? « Au sens étymologique, prosélyte signifie « aller vers » », réplique Philippe Barbarin. « L’Église nous demande d'aller vers les gens et nous le faisons. Nous souhaitons simplement leur dire: « Il y a dans l’Évangile une parole de liberté; si vous en voulez, on vous la donne. C'est un cadeau. » Même les recettes des concurrents sont bonnes à prendre, lorsqu'il s'agit de « travailler pour le Christ », selon la formule de Philippe Barbarin. »[24]

 

La mondialisation du charisme de conversion

Les Témoins de Jéhovah publient une avalanche de chiffres [bien utiles pour la recherche par ailleurs] afin de donner une idée la plus précise possible de l’œuvre colossale dans laquelle ils se sont engagés, œuvre qui veut exprimer leur charisme d’évangélisation à l’échelle mondiale. On apprend ainsi grâce à l’Annuaire des Témoins de Jéhovah pour 2008, qu’au 31 août 2007, les proclamateurs jéhovéens étaient 6.691.790 répartis en 101.376 congrégations locales dans 236 pays et territoires sur le globe. Leur accroissement annuel était de 3,1%. 298.304 personnes avaient demandé le baptême dans l’année et 17.672.443 personnes avaient assisté à leur célébration annuelle de la Pâque chrétienne ou Mémorial dans leurs lieux de culte ou Salles du Royaume.[25]

 

Pourquoi tous ces chiffres ? Les rédacteurs de La Tour de Garde répondent  que ces rapports donneraient une image exacte de ce qui est réalisé au plan mondial, indiqueraient dans quelle partie du monde il faut évangéliser davantage et permettraient de savoir quel genre et quelle quantité de publications jéhovéennes il faudrait produire. Au plan personnel, le fait de comptabiliser soigneusement  son activité de prédication, permettrait au proclamateur local d’être plus efficace en termes d’objectif personnel à atteindre et d’être encouragé en sachant que son rapport individuel est inclus dans le rapport mondial. Cependant, La Tour de Garde insiste sur le fait que chacun doit faire ce qu’il peut ‘sans être déraisonnable ni irréaliste dans ce qu’il attend de soi-même ou de ses frères’. [26]

 

Cependant, leur attente du Royaume de Dieu faiblissant, il semble que certains Témoins de Jéhovah délaissent l’activité qui a fait la reconnaissance du groupe auquel ils appartiennent. De plus, dans les pays nantis, ils rencontrent une grande indifférence quand ils prêchent leur message. Il semble que ce désintérêt pour les questions religieuses ait fini par user certains de leurs prédicateurs qui ne sont plus aussi enclins à vouloir s’adonner à cette activité.[27]

 

Max Weber prédisait que ce qu’il appelle le charisme de la parole s’étiolerait peu à peu dans le quotidien (sic) : « Étant donné que le charisme de la parole est individuel, la prédication perd beaucoup de sa virulence dans le train-train quotidien pour aboutir à une absence d’effet totale sur la conduite. » [28]

 

Aussi, La Tour de Garde veut-elle regonfler ses troupes (sic) : « Comment faire en sorte que notre participation à cette activité continue de porter du fruit et de nous rendre heureux, y compris dans les endroits peu productifs (Luc 8 :15) ? »[29]  Et les rédacteurs rappellent que les prédicateurs doivent continuer de croire que Dieu (Jéhovah, unitarisme) va bientôt (adventisme) faire le ménage sur la terre pour qu’elle devienne un paradis pour mille ans (millénarisme). Ils expliquent l’importance d’être flexibles et d’avoir la délicatesse d’adapter leurs présentations à leurs interlocuteurs. C’est un changement.

 

Michel Malherbe le fait remarquer (sic): « Le caractère agressif envers les autres croyances qu’avait parfois jadis la prédication des témoins de Jéhovah a disparu et cet effort de propagande soutenu et habile porte beaucoup de fruits. »[30]

 

Quoiqu’il en soit, les Témoins de Jéhovah continuent de prêcher leur message évangélique partout et quelque soit les obstacles. Virtuoses du charisme de conversion, ils progressent toujours en nombre. Comment évolueront-ils encore dans le futur ? Pourront-ils toujours maintenir leur effort ? Assisterons-nous à un glissement de plus en plus accentué du charisme de conversion des proclamateurs vers l’ordre interne des pionniers qui consacrent beaucoup plus de temps à cette activité ? L’avenir le dira et il sera intéressant d’analyser cette évolution dans l’expression du charisme de la parole.

 

Comme conclusion…

En appliquant aux Témoins de Jéhovah les principes de la sociologie des religions de Max Weber, nous aboutissons à la conclusion selon laquelle nous avons affaire aujourd’hui, et après un long mûrissement, au niveau local à un groupe volontariste de type protestant formé d’adeptes éthiquement qualifiés, admis librement après confirmation religieuse mais toujours passibles d’excommunication en cas de transgression religieuse grave sans désir de résipiscence ; au niveau mondial, à un type ‘Église’, c’est-à-dire une institution de grâce qui gère les biens de salut religieux .

 

Il est ainsi possible d’admettre que le charisme de la parole cité par Max Weber existe bel et bien et qu’il peut prendre la forme d’un charisme de conversion cultivé par des ‘moyens extraordinaires’ comme celui que l’on trouve chez chaque proclamateur Témoin de Jéhovah.

 

Ce charisme a été transféré à travers le temps du fondateur de leur mouvement, le pasteur Charles Russell, à la société biblique Watch Tower puis au Collège central et enfin à chaque proclamateur Témoin de Jéhovah par le biais d’un apprentissage méthodique dans le cadre d’un enseignement délivré dans chaque congrégation locale et calibré par le Collège central.

 

L’activité d’évangélisation des Témoins de Jéhovah met en lumière ce que Max Weber appelait le charisme de la parole et apporte ainsi une preuve supplémentaire de l’effectivité de la sociologie compréhensive de Max Weber.

 

Pour reprendre les termes de Régis Dericquebourg, le charisme spécifique wébérien définit bien ‘une grâce appliquée avec une virtuosité à un domaine de la vie religieuse ou profane. Il exprime une vertu morale, une disposition naturelle ou une technique acquise (et dont leurs porteurs deviennent les figures emblématiques) dans l’utilisation d’une tradition et tendent à innover dans ce cadre et ce, dans le domaine du quotidien.’

 

Le charisme de la parole, explicitement nommé par Max Weber, spécifie une nouvelle conduite sociale, sous la forme de personnalités dotées d’une capacité peu ordinaire à conduire des personnes vers la foi comme le met en lumière l’exemple de Charles Russell et de ses suiveurs. Ils constituent peut-être des chances typiques (des occasions) que saisissent des hommes pour inventer, réveiller réorienter des ordres de vie et des styles de vie.

 

La présente recherche  a tenté d’expliquer, dans ce cas précis, pourquoi, selon l’expression de Max Weber, « cela s’est passé ainsi et pas autrement»[31]

 


[1] Max Weber, Économie et société/1, Paris, Pocket, Plon, 1995, Chapitre IV, la domination charismatique, p. 320.

[2] Max Weber, Économie et société/2, Paris, Pocket, Plon, 1995, Chapitre V, sociologie de la religion, p. 147.

[3] Max Weber, Économie et société/ 2, Paris, Pocket, Plon, 1995, p. 220.

[4] Max Weber, Économie et société/2, Paris, Pocket, Plon, 1995, Chapitre V, sociologie de la religion, p. 145.

[5] Dericquebourg R., Le charisme spécifique chez Max weber. Apport de cette notion à la question du lien entre le charisme et la domination, 2006, p. 16.

[6] Max WEBER, Économie et société/2, Pocket, Plon, 1995, Chapitre V, sociologie de la religion, § 4. Le prophète et § 5. La communauté émotionnelle, pp. 190-203, pp. 204-211.

[7] Dericquebourg R., Naissance d’un prophétisme en société industrielle, Rationalité de marché et économie du charisme, A propos de Charles Taze Russell, Mélanges de Science religieuse, XXXVI, n°3, sept. 1979, pp. 187-189.

[8] Dericquebourg R., Naissance d’un prophétisme en société industrielle, Rationalité de marché et économie du charisme, A propos de Charles Taze Russell, Mélanges de Science religieuse, XXXVI, n°3, sept. 1979, p. 188.

[9] Dericquebourg R., Naissance d’un prophétisme en société industrielle, Rationalité de marché et économie du charisme, A propos de Charles Taze Russell, Mélanges de Science religieuse, XXXVI, n°3, sept. 1979, p. 188.

[10] Dericquebourg R., Naissance d’un prophétisme en société industrielle, Rationalité de marché et économie du charisme, A propos de Charles Taze Russell, Mélanges de Science religieuse, XXXVI, n°3, sept. 1979, p. 189.

[11] SE, Matthieu 24, 3-22; Luc 21, 7-33.

[12] SE, Matthieu 24, 14 : “Cette bonne nouvelle du royaume sera prêchée dans le monde entier, pour servir de témoignage à toutes les nations. Alors viendra la fin.” (Marc 13, 10).

[13] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 220.

[14] « Nous croyons que chaque membre de ce corps du Christ est engagé, soit directement ou indirectement, dans cette œuvre bénie qui consiste à donner la nourriture au temps convenable à la famille de la foi. “Quel est donc le serviteur fidèle et prudent, que son maître a établi sur ses gens, pour leur donner la nourriture au temps convenable?” N’est-ce pas ce “petit troupeau” de serviteurs consacrés qui accomplissent fidèlement leur vœu de consécration, — le corps du Christ, — et n’est-ce pas tout le corps qui, individuellement et collectivement, dispense la nourriture au temps convenable à toute la maison de la foi, aux nombreux croyants? Heureux ce serviteur (tout le corps du Christ), que son maître, à son arrivée (grec, élthôn), trouvera faisant ainsi! “Je vous le dis en vérité, il l’établira sur tous ses biens.” Il héritera toutes ces choses. » La Tour de Garde, octobre-novembre 1881, p. 5.

[15] On est bien là dans la conception wébérienne du prophète fondateur : «  Il ne sert de rien de se défendre contre de telles prétentions [charismatiques], car après sa mort le processus se développera sans lui et le dépassera. Pour continuer de vivre, en quelque sorte [après sa mort] au sein de larges couches de laïcs, ou bien il devra devenir lui-même l’objet d’un culte, (…) ou bien les besoins des laïcs feront la sélection des formes de sa doctrine qui leur conviennent. » Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 223.

[16] ‘Enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé’, La Tour de Garde, 1erjuillet 2004, p.16.

[17] Dericquebourg R., Le charisme spécifique chez Max weber. Apport de cette notion à la question du lien entre le charisme et la domination, 2006, p. 3.

[18] Maffesoli M., La part du DiablePrécis de subversion post-moderne, Paris, Flammarion, 2002, Le modèle « religieux », pp. 148 à 156.

[19] Renan E., Marc Aurèle, ou la fin du monde antique, Paris, Le livre de poche, 1984, pp. 317-318.

[20] Malherbe M., Les religions de l’humanité, Les témoins de Jéhovah, Paris, Critérion, 2004, p. 166.

[21] Actuellement, les Témoins de Jéhovah utilisent un livre de 224 pages, format 11 x 16 à couverture souple, publié en 2005. Son titre est Qu’enseigne réellement la Bible ?

[22] La Traduction du Monde Nouveau est une Bible produite par un comité de traduction constitué de Témoins de Jéhovah emmené par Frederick Franz. D’abord publiée en six volumes entre 1950 et 1960, elle est ensuite publiée en un seul volume en 1961. Suivent deux révisions en 1970 puis 1971 pour introduire des notes de bas de pages. Le Nouveau testament est traduit à partir du texte grec révisé de Westcott et Hort (édition de 1948). Une autre révision est faite en 1984. La version française est une traduction de l’anglais mais avec de constantes références aux langues d’origine, l’hébreu, l’araméen et le grec (édition révisée de 1995).

[23] Dericquebourg R., Le charisme spécifique chez Max weber. Apport de cette notion à la question du lien entre le charisme et la domination, 2006, p 22.

[24] Claire Chartier, Monseigneur 100 000 Volts, L'Express du 08 décembre 2005.

[25] Annuaire 2008 des Témoins de Jéhovah, Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania, Éditions Les Témoins de Jéhovah de France, Boulogne-Billancourt, 2008, pp. 38, 39.

[26] Les Témoins de Jéhovah ont été longtemps encouragés à consacrer 10 heures chaque mois à la prédication. Leur bulletin intérieur Le service du Royaume de janvier 1979, page 1, contenait même un article intitulé Que votre foi soit vivante qui stipulait au paragraphe 4 : « Par exemple, pourquoi ne pas établir pour le mois de janvier une programme familial qui nous permettre de prendre part au service du champ [la prédication] au moins trois heures par semaine (…). » La norme des 10 heures est toujours exigée pour les anciens et les diacres/assistants ministériels qui doivent montrer un exemple de zèle dans cette activité.

[27] «  On observe aujourd’hui un net recul de la croyance en Dieu et du respect pour la Bible, ce qui se traduit, dans certaines parties du monde, par une diminution du nombre des nouveaux disciples du Christ (2 Pierre 3 : 3, 4). Mais attention : cela ne veut pas dire que nos chers frères et sœurs qui prêchent fidèlement dans ces territoires peu productifs travaillent pour rien (Hébreux 6 :10)! »   La Tour de Garde, 1er juillet 2005, p. 24.

[28] Max Weber, Économie et société/ 2, Paris, Pocket, Plon, 1995, p. 220.

[29] Nous apportons « des bonnes nouvelles de quelque chose de meilleur »  et « Une bonne nouvelle pour des gens de toutes nations », La Tour de Garde, 1er juillet 2005, pp. 16-27.

[30] Malherbe M., Les religions de l’humanité, Les témoins de Jéhovah, Paris, Critérion, 2004, p. 167. 

[31] Pour reprendre la formule de Max Weber dans Gesammelte Aufsätze Zur Wissenschaftelehre citée par Wilhelm Hennig : La problématique de Max Weber, Paris, PUF, 1996, pp. 85-86.

 

Référence universitaire pour citer cet article :

- Barbey Ph., Max Weber et les charismes spécifiques - La mondialisation d'un christianisme de conversion : Un charisme d'évangélisation ? - Une étude de cas : Les Témoins de Jéhovah : Une définition sociologique, Focus sociologique, consulté le [date].

 

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